La chloroquine, révélatrice de l'analphabétisme scientifique du peuple

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Si l'efficacité de l'hydroxychloroquine pour le traitement des malades COVID-19 reste à prouver, sa formidable capacité à révéler l'analphabétisme scientifique d'une part inquiétante de la population semble avoir été clairement démontrée au cours des derniers jours. Enquête sur cet intrigant phénomène et sur les arguments des protagonistes.

Chloroquine

La chloroquine est-t-elle efficace contre le SARS-CoV-2 ?

Au jour où j'écris ces lignes (29 mars 2020), en l'état actuel des connaissances scientifiques, il n'est pas possible d'apporter une réponse ferme à cette question. Les médecins ne savent pas, les scientifiques ne savent pas.

Un certain Didier Raoult, infectiologue à Marseille, a pourtant, avec son équipe, publié deux « études » prouvant, selon-lui, l'efficacité d'un traitement à base d'hydroxychloroquine contre le virus SARS-CoV-2. Ces travaux comportent de nombreux biais et ont fait l'objet d'un grand nombre d'analyses critiques de la part de spécialistes du sujet. Vous pouvez consulter ces deux articles pour plus d'informations :

Malgré la qualité très discutable des publications de l'équipe de Didier Raoult, des critiques quasi-unanimes de la communauté scientifique et des mises en garde de nombreux spécialistes, il semble y avoir un engouement populaire et médiatique pour le désormais célèbre « protocole Raoult », associant l'hydroxychloroquine à l'azithromycine pour le traitement du COVID-19. Pourquoi une telle réaction hystérique et dénuée de toute réflexion logique ? Hein ? POURQUOI ?

Tu n'es même pas médecin, comment oses-tu, sombre petite m*rde, remettre en question les savantes paroles de l'éminent professeur Raoult ?!

Nul besoin d'être infectiologue pour être en mesure de discerner une publication de qualité correcte d'un médiocre brouillon dénué d'éthique : n'importe quel scientifique digne de ce nom, quelle que soit sa spécialité, tiendra les mêmes propos.

L'argument d'autorité est à l'opposé de la démarche scientifique, qui se base sur une méthode rigoureuse, sur des faits, et non sur des opinions. Un scientifique célèbre n'est pas exempt d'erreurs, et l'histoire des sciences, en particulier de la médecine, regorge de théories aujourd'hui invalidées et de faux espoirs. La science avance par petits pas, et cela prend du temps. De plus, les découvertes scientifiques ne sont jamais le fait d'un seul Homme, mais plutôt le fruit de travaux collégiaux : il n'y a pas un héros, mais des héros. Ainsi, celui qui se présente tel un messie devrait plutôt inspirer la méfiance que la confiance.

En résumé, faites preuve d'esprit critique, et ayez confiance en la science, et non en un unique scientifique !

J'avais les symptômes du COVID-19, j'ai pris de la chloroquine pendant 6 jours et j'ai le sentiment d'être guéri, preuve irréfutable que ça fonctionne !

Personnellement, j'avais les symptômes du COVID-19, j'ai mangé une barquette de fraises bio par jour pendant 6 jours et j'ai le sentiment d'être guéri, preuve irréfutable que les fraises bio permettent de guérir du COVID-19. À moins que 95% des sujets guérissent spontanément au bout d'environ une semaine et que j'en fasse partie ?

SARS-CoV-2

À l'inverse, mon arrière grand père, testé positif au SARS-CoV-2, a été traité avec des perfusions à base de monoxyde de dihydrogène et est décédé en seulement 48h, preuve que le monoxyde de dihydrogène est toxique ! À moins que 2% des sujets infectés meurent du COVID-19, la proportion étant d'ailleurs bien plus importante chez les personnes agées ?

L'efficacité d'un traitement, ou à l'inverse sa toxicité, ne peuvent être prouvées qu'en comparant l'effet de ce traitement à l'effet d'un placebo, c'est-à-dire d'un faux médicament dépourvu de susbtance active, sur un nombre suffisamment important de sujets (idéalement plusieurs centaines), en double aveugle (le sujet ET le médecin doivent ignorer si le sujet bénéficie du vrai traitement ou bien du placébo afin d'éviter toute influence), avec randomisation (les sujets faisait partie du groupe expérimental et du groupe contrôle doivent être répartis aléatoirement afin d'éviter qu'un groupe ne présente des caractéristiques différentes de l'autre).

En tout état de cause, un cas isolé ne constitue jamais une preuve sérieuse.

Plusieurs représentants politiques ont pris le traitement et ont affirmé qu'il fonctionne, qu'attendons-nous ?

Argument d'autorité, le retour. En quoi la parole de Christian Estrosi, de Philippe Douste-Blazy (à qui une séance de révision du Serment d'Hippocrate ferait sans doute le plus grand bien), de ma voisine conseillère municipale ou encore du très érudit Donald Trump serait-elle plus fiable, plus sérieuse, que l'état des connaissances scientifiques ? En quoi la médiatisation de tels propos irresponsables constituerait-elle une preuve scientifique ? Il y a un mois, toutes ces personnalités politiques disaient qu'il n'y avait rien à craindre du virus. Tout le monde peut se tromper.

Le consensus populaire n'a pas la valeur d'un consensus scientifique. Même si plusieurs indivius se proclament guéris du COVID-19 par la chloroquine, à l'instar d'un cas isolé, des cas isolés sans groupe contrôle ne constituent jamais une preuve sérieuse.

Au diable la preuve scientifique, seuls les résultats comptent et nous n'avons pas de temps à gaspiller dans des essais inutiles si nous voulons sauver l'humanité. Pas de bureaucratie !

C'est l'argument favori de Didier. Sauf qu'à déborder d'enthousiasme, on risque de tuer plus de patients en administrant ce traitement qu'en ne faisant rien. En effet, la chloroquine n'est pas dénuée d'effets secondaires et de risques potentiels liés à son utilisation contre le SARS-Cov-2.

Toxique

La chloroquine a par exemple fait l'objet d'études dans le cadre de la recherche d'un traitement contre le virus du chikungunya. In vitro (c'est-à-dire en laboratoire), la chloroquine s'attaque au virus du chikungunya, mais in vivo (chez l'humain), elle aggrave l'infection. Idem dans le cas d'une utilisation contre le VIH. Il est tout à fait possible que la chloroquine (ou l'hydroxychloroquine) ait le même type d'effet délétère sur le SARS-CoV-2, malgré de bons résultats in vitro : rien ne permet de le savoir à l'heure actuelle.

En outre, il est assez amusant de voir certains militants écologistes se ruer sur cet hypothétique médicament miracle, quand on sait que ces mêmes militants écologistes critiquaient au cours des dernières années le très méchant glyphosate dont la toxicité (DL50 orale = 5,6 g/kg) est en réalité près de 20 fois inférieure à celle de la chloroquine (DL50 orale = 0,311 g/kg).

En bref, soyons raisonnables et laissons la science suivre son cours, même si cela prend quelques semaines de plus.

Pourquoi ne pas laisser les médecins prescrirent de la chloroquine aux patients qui le souhaitent ? Cela relève de choix personnels et ne regarde qu'eux !

C'est bien là que se situe le véritable problème, car en acceptant cette pratique égoïste, on empêche la science d'avancer et les véritables études scientifiques sont impactées. En effet, il sera désormais difficile de trouver des volontaires pour la réalisation d'une étude en double aveugle, puisque la majorité des gens voudront être traités à la chloroquine et refuseront de servir de « cobayes » dans le cadre d'essais impliquant d'autres molécules pourtant prometteuses.

La décision du Ministre de la Santé, Olivier Véran, d'autoriser l'utilisation de la chloroquine afin de traiter les patients COVID-19 gravement malades au sein des hopitaux, après décision médicale collégiale et sous consentement éclairé, n'est pas critiquable car cela relève d'avantage du traitement compassionnel (dernier espoir) que d'une réelle stratégie de lutte contre la maladie. Malheureusement l'interprétation populaire de cette décision est une fois de plus complètement à côté de la plaque.

En résumé

Glyphosate, nucléaire, OGM, Linky... La science est décidément malmenée depuis plusieurs années. L'incroyable hystérie autour de la chloroquine nous rappelle une fois de plus qu'au 21è siècle, la science et la médecine ne sont plus décidées par la communauté scientifique dans des revues spécialisées, mais sur Facebook et Twitter par des analphabètes scientifiques ignorant jusqu'à leur ignorance. Plus que jamais, l'éducation doit jouer son rôle d'engrais à l'esprit critique, et force est de constater que la tâche s'avère herculéenne.

Bien que cet article ne porte pas directement sur les études publiées par l'équipe du professeur Raoult, il est intéressant de constater que les biais reprochés à ces études sont globalement les mêmes que ceux que l'on peut reprocher aux néophytes qui s'expriment sur le sujet (absence de groupe contrôle, pas de randomisation, faible nombre de patients, argument fallacieux de l'urgence sanitaire...). Il est inquiétant qu'un scientifique renommé sombre ainsi dans ce qui ressemble à une opération de communication et d'auto-promotion qui pourait bien coûter la vie à de nombreuses personnes.

Références